Comme tous les généraux, j’aime raconter mes campagnes. Durant les 37 ans de ma carrière militaire, j’ai participé directement ou indirectement à tous les conflits de mon époque – tous gagnés.
De mes premiers pas en tant qu’artilleur nucléaire à mes fonctions d’état-major au sein de l’OTAN, en passant par mon rôle de juriste au cœur des opérations, chaque étape de mon parcours m’a donné un recul précieux sur les enjeux de notre époque.
À travers ces lignes, je souhaite partager avec vous quelques moments marquants et les enseignements tirés de cette longue et riche expérience, et vous inviter à découvrir les racines profondes de notre fierté nationale.
Pourquoi l’armée ?
La longue histoire de ma famille est marquée par l’engagement militaire. Mon ancêtre s’est engagé à 17 ans en 1792 comme simple soldat dans les armées de la Révolution ; il a terminé sa carrière comme capitaine de l’artillerie de la Garde impériale. Son fils a fait toutes les campagnes de Napoléon III, son petit-fils a été réformé à sa grande honte et son arrière-petit-fils est mort au combat en octobre 1918 à 18 ans. La grande douleur de sa mort a interrompu la saga militaire familiale.
Malgré cette longue tradition d’engagement militaire dans ma famille, mon contexte familial immédiat ne m’a pas naturellement orienté vers cette voie. La famille de ma mère ne comptait que des parents éloignés comme militaires. Mon père, très patriote et engagé jeune en politique au Mouvement républicain populaire, parti gaulliste, avait mal vécu son service militaire en Algérie et ne portait pas l’armée dans son cœur. Néanmoins, j’étais admiratif du portrait de mon ancêtre capitaine de la Garde que je contemplais chez mon grand-père paternel.
Le portrait de mon ancêtre
Je n’ai donc pas grandi dans une famille attirée par le métier des armes, même si l’histoire de France et sa construction séculaire par le glaive (de Gaulle) me fascinaient. Je me suis dirigé vers des études juridiques après mon bac avec une vague idée de préparer les concours de police. Pendant mes études, et en bon héritier du gène kaki qui se transmettait depuis 1792, j’ai obtenu tous les brevets de préparation militaire (PM) offerts aux étudiants volontaires (PM Terre, PM Parachutiste, PM Supérieure). J’avais l’intention de faire mon service national comme officier dans les parachutistes.
En dernière année de licence, un de mes camarades me prévient que le concours de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr s’ouvre aux titulaires d’une licence universitaire. Patriote dans l’âme et ayant le goût de l’aventure, je saisis cette opportunité et réussis le concours.
Apprendre à la dure : l’École militaire Saint-Cyr
J’ai franchi les portes de l’École militaire de Saint-Cyr prêt à relever tous les défis… et ils étaient de taille. Mes camarades de promo étaient fils de militaires ou issus de lycées et prépas militaires ; contrairement à moi, ils avaient tous les codes sociaux indispensables dans l’institution.
Si j’ai adoré l’instruction militaire en elle-même, le métier a été plus dur pour moi à acquérir et j’ai été le seul redoublant de ma promo. Mes études ont été ponctuées de passages fréquents en conseil de discipline (des moments peu agréables), vu mes pitoyables résultats aux épreuves d’enseignement général…
Autant dire que mes débuts dans l’institution ont été un peu chaotiques et lorsque j’ai rejoint mon premier régiment au bout de 5 ans, j’avais quelques doutes sur mon avenir militaire.
Élèves saint-cyriens (crédits Lignes de Défense)
Je garde de ces quatre années à Saint-Cyr des souvenirs inoubliables : un chapitre physique, fatigant voire dur par périodes, mais jamais austère. Mes camarades et moi avons partagé des moments de cohésion incroyables, dans toutes les conditions : par -15 °C ou par +45 °C, sous la pluie battante et par grande fatigue durant les phases militaires.
Nous étions une vraie famille, soudée dans l’adversité par d’énormes moments de rigolade. Les virées dans le civil à Rennes et aux alentours du camp de Coëtquidan, mais aussi nos voyages d’études, restent gravés dans nos mémoires.
Mes premiers pas d’officier dans l’artillerie nucléaire
Vu mes échecs à Saint-Cyr (je suis sorti parmi les tous derniers), je n’ai choisi ni mon arme ni ma première affectation. Signe du destin pour moi qui admire l’Empereur : ma première affectation a été dans le régiment où l’Empereur fut lieutenant, à savoir le 4e régiment d’artillerie à Laon, en Picardie. Napoléon Ier, qui fut le dernier chef de mon ancêtre – la boucle était bouclée. C’était clair : j’avais rendez-vous avec la grande Histoire et avec mon histoire familiale.
Tous mes doutes sur ma compatibilité avec le métier militaire se sont effacés dès la première fois que je me suis présenté avec le grade de lieutenant devant les 30 officiers, sous-officiers et militaires du rang qui composaient la 1ère section de tir de la 1ère batterie du 4e régiment d’artillerie.
Notre mission était de dissuader l’URSS d’attaquer le bloc occidental en Allemagne de l’Ouest (le mur n’était pas encore tombé). Pour cela, 5 régiments nucléaires Pluton participaient directement à la stratégie de dissuasion nucléaire.
Au sein de ces 5 régiments, notre responsabilité était immense : nous avions la capacité, en nous rapprochant des forces soviétiques, de déployer un total de 80 missiles nucléaires, chacun équivalant à un ou deux Hiroshima (10 à 20 kilotonnes), capable de vitrifier un diamètre de 2 kilomètres. Comprendre l’ampleur de ces enjeux nous rappelait constamment la lourde responsabilité qui pesait sur nos épaules.
Costaud (crédits Milinfo)
À cette époque de la guerre froide, nos régiments étaient en permanence espionnés par les soviétiques. Dans chaque ville où nous étions implantés, ils avaient installé un concessionnaire LADA, le constructeur d’automobiles d’État de l’URSS. Nos manœuvres en terrain civil étaient suivies par des camions immatriculés dans des pays de l’Est. Et lorsque nous nous entraînions dans le Var, les chalutiers russes installés au large infiltraient nos réseaux. Autant dire qu’on ne se sentait jamais seuls.
Vous connaissez la suite, la dissuasion nucléaire a fonctionné. Le bloc de l’Ouest l’a emporté lorsque l’URSS s’est écroulée de l’intérieur le 25 décembre 1991 après deux ans de dégradations consécutives à la chute du mur de Berlin. Et d’une guerre gagnée ! Une froide, certes, mais la dissuasion ne gagne que des guerres froides, par définition.
Yougoslavie : au cœur de l’éclatement de l’Europe
L’onde de choc de l’écroulement de l’URSS s’est étendue jusqu’à la Yougoslavie. Les peuples fédérés sous la houlette serbe ont commencé à se déchirer dans une guerre civile sauvage et meurtrière. Il faut bien mesurer l’importance de ce revirement : la guerre civile a éclaté seulement 8 ans après les Jeux olympiques d’hiver de Sarajevo en 1984, qui vantaient, sur fond d’églises et de mosquées, un pays où les différentes cultures et religions vivaient en harmonie.
Vivre-ensemble : illustration (Sarajevo vers 1992 – source)
Quatre ans après ma première affectation, le colonel commandant le 93e régiment d’artillerie de montagne m’a désigné pour diriger ces opérations. L’objectif : donner l’assaut sur les forces serbes qui assiègent les musulmans de Sarajevo depuis trois ans, à l’aide de la force et la menace de nos 2000 coups de canons.
Pour ne rien cacher, j’aurais préféré combattre du côté des Serbes. Mais réserve militaire oblige, l’allégeance politique, religieuse ou philosophique est reléguée au second plan. Notre mission est dictée par le pouvoir politique en place, celui que les Français ont choisi ; quelle que soit notre opinion personnelle, nous sommes tenus de remplir notre devoir avec efficacité et dévouement, de la meilleure des manières. C’est là l’honneur du soldat.
Je me suis alors lancé dans la bataille avec mes mortiers, mes 30 officiers et sous-officiers et 55 appelés (essentiellement musulmans) recrutés dans tous les régiments de la brigade de montagne. L’opération a été un long périple de 6 mois, sans une seule journée de repos, qui nous a emmenés de Mostar au mont Igman, sur les hauteurs de Sarajevo, jusqu’à Tornovo, une ville contestée entre Serbes et musulmans.
Mon terrain de travail
Les conditions étaient rustiques, les douches rares et les températures pouvaient descendre jusqu’à -17 °C sans chauffage sur le mont Igman, où nous avions installé nos positions de tir. Nous étions installés en secteur musulman, pauvre en nourriture et en munitions.
Sur le plan humain, le commandement dans de telles conditions représente un défi de taille, nécessitant souvent des décisions difficiles et des confrontations délicates avec la réalité du terrain. Plusieurs cas d’intrusions sur nos positions ont dû être réprimés par la force. Il a fallu expliquer à un de mes soldats qui refusait de tirer sur ses frères musulmans qu’il n’avait pas le choix et qu’il fallait exécuter les ordres.
Crédits MINARM
Bilan des opérations après bien d’autres péripéties qu’il serait trop long de détailler : 1400 obus tirés par nos forces et un accord de paix signé entre Serbes et musulmans que 55 000 hommes de l’OTAN feront respecter. Deuxième guerre de gagnée, chaude cette fois !
Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Le démembrement yougoslave n’était en effet pas terminé. Cette fois-ci, ce sont les musulmans albanais du Kosovo qui revendiquent leur indépendance dans cette terre, berceau de la culture serbe, où ils sont désormais largement majoritaires… et l’armée a encore son rôle à jouer.
Interlude studieux : retour à l’école
Malgré des moments durs, mes 7 années dans l’artillerie ont comblé mes espérances en matière de patriotisme, d’aventures et de commandement. Il était temps pour moi, alors capitaine, d’envisager de progresser dans la hiérarchie pour espérer atteindre des responsabilités de commandement supérieures.
C’est toujours un peu déchirant de quitter cette vie de troupier et de commandement direct passionnante, mais il y a un temps pour tout et il s’agit ensuite de préparer le concours de l’École de guerre, qui permet d’accéder aux grades et à des responsabilités supérieures.
L’objectif : l’ENA des militaires (crédits L.Monnier/Défense)
Après tant d’années à remplir des missions bien loin des préoccupations d’un étudiant, il a fallu m’y remettre mais cette fois-ci avec une motivation et un savoir-faire bien supérieurs à ceux que j’avais juste après mon bac.
J’ai pu préparer le concours dans des conditions optimales, et je l’ai non seulement réussi (seul un capitaine est sélectionné sur cent candidats !) mais j’ai en plus obtenu mon M2 de droit et mon diplôme de l’Ecole de guerre avec brio : belle revanche sur mes débuts difficiles à Saint-Cyr.
Du fusil à la plume armée : la guerre par le droit opérationnel
Ce succès m’a permis d’être affecté en droit international à la Direction des affaires juridiques du ministère des Armées, à un poste stratégique. Nommé comme conseiller juridique, il me fallait conseiller les généraux commandant la KFOR (Kosovo Force), une force de 27 000 hommes de l’OTAN qui a pris le contrôle du Kosovo et a donné le pouvoir aux musulmans albanais.
L’international est le mot d’ordre puisque la KFOR était commandée à tour de rôle par un général français, puis allemand, puis italien ; le QG de l’OTAN est dirigé par un amiral américain ; je rendais des comptes à mon général français mais aussi à mon chef en matière juridique, un Américain.
Crédits Pologne
J’ai donc mené cette troisième guerre avec mon stylo, mais les implications n’en sont pas négligeables pour autant. Les généraux sont concentrés sur leurs missions opérationnelles, ils n’ont pas le temps ni le savoir pour déterminer les limites juridiques de leurs actions. C’est là qu’interviennent les conseillers juridiques.
Au cœur d’un réseau complexe entre les droits internationaux et nationaux, je suis chargé d’établir les règles juridiques pour toute l’opération : règles d’engagement, procédures de capture et de détention, fouilles de maison… entre autres. C’est un équilibre délicat entre l’utilisation de la force minimum, nécessaire et proportionnelle pour atteindre l’objectif militaire.
Ce rôle est passionnant, car le conseiller juridique a quasiment un droit de veto. J’étais chargé de participer chaque jour aux réunions de commandement auprès du général en chef et de ses subordonnés, à la tête de 27 000 hommes – et c’est moi qui les conseillais.
Manœuvrer habilement pour éviter l’erreur
Les enjeux sont de taille et les faux pas arrivent vite. Un matin, vers 8 heures, un lieutenant-colonel norvégien des forces spéciales est introduit dans mon bureau par mon adjoint américain. Il me rend compte qu’une fouille de maison est en cours et que les trois occupants sont, selon le colonel anglais commandant les forces spéciales, soupçonnés de préparer des attentats contre les autorités du Kosovo et la KFOR. Il demande leur détention dans la prison KFOR, et mon adjoint a déjà informé la prison de l’arrivée de trois nouveaux détenus.
Crédits Reuters
Je lui fais savoir qu’il doit attendre l’ordre du général avant de procéder à l’incarcération, mais il s’impatiente. Je prends l’initiative de contacter un juge international de l’ONU qui m’apprend que ces trois personnes sont connues et que la justice estime qu’il n’y a pas suffisamment de motifs pour les placer en détention. Je rends compte immédiatement de la situation au général, en disant qu’il ne faut absolument pas mettre ces trois personnes dans la prison KFOR.
Heureusement, lors de la réunion de commandement qui suit, le général appuie ma décision, malgré l’opposition du colonel anglais. Deux mois plus tard, une polémique éclate dans les médias internationaux et la prison de la KFOR est mise sous les projecteurs. Le général, interpellé sur le sujet, peut alors répondre grâce à mon intervention qu’il veille toujours à obtenir l’avis des juges internationaux avant d’exercer son pouvoir de détention.
La mission KFOR a contribué avec succès à la stabilisation et à la reconstruction du Kosovo après les conflits des années 1990. Pour moi, c’est donc une troisième guerre de gagnée, chaude aussi.
Vers de nouveaux horizons
Ces vingt premières années de carrière m’ont offert un début de parcours aussi diversifié que passionnant : d’élève à Saint-Cyr à lieutenant-colonel, j’ai vécu le rôle de dissuasion au premier plan pendant la guerre froide, arpenté les montagnes escarpées de la Yougoslavie et exploré les confins du droit de la guerre dans la plus haute instance militaire internationale.
Crédits VetSécurité
J’ai rapidement compris que la plus grande richesse du métier militaire est celle du « commandement », qui, tout en s’y inscrivant, surpasse celles du patriotisme et du goût de l’aventure. Le chef de l’armée de terre commande des hommes et des femmes, il ne commande pas à un avion ou à un bateau ; il commande des humains dans leur milieu naturel, terrain beaucoup plus complexe que les milieux homogènes et techniques maritime et aérien.
La suite de mon récit nous mènera aux terrains complexes et mouvementés des différentes guerres qui ont eu lieu en République démocratique du Congo, en Afghanistan et en Ukraine. Je vous dévoilerai les rouages de ces opérations, les dilemmes éthiques et stratégiques qui les sous-tendent, ainsi que les leçons précieuses que j’en ai tirées, au croisement entre histoire, géopolitique, aventure et individualité. Enfin, je donnerai mon avis sur les enjeux fondamentaux des guerres de haute intensité dans lesquelles la France s’est impliquée.
À bientôt pour la deuxième partie !