Nous nous retrouvons pour la dernière partie de l’épopée de Magellan ! Dans la partie précédente, après avoir violemment maté une mutinerie des capitaines espagnols, Magellan a découvert le passage qui mène aux Indes. Réduite à trois navires, à court de vivres, l’expédition se frotte à un ennemi terrifiant : l’océan Pacifique.
Lire les premières parties : Partie 1 : À l’assaut du globe |
Tirer sur la corde…
Pour bien prendre la mesure de la chose, comparons avec la traversée de l’Atlantique par Christophe Colomb. Celle-ci dure un bon mois, sans grands problèmes. Ils ne manquaient pas de vivres, et plus ils se rapprochaient de l’Amérique, plus les signes annonçant une terre à proximité se faisaient nombreux, ce qui, psychologiquement, est très important pour des marins à cette époque.
Mais là, il s’agit d’une tout autre histoire. Déjà, le temps de traverser l’Atlantique, de passer l’hiver et de trouver ce satané passage, plus d’un an s’est écoulé. Les navires sont très abîmés, les réserves de nourriture sont pratiquement épuisées, et l’équipage est exténué. Et que fait Magellan ? Il se lance à l’assaut d’un océan deux fois plus vaste que l’Atlantique ! Pour prendre une telle décision, il faut avoir une sacrée paire.
Au menu : famine, scorbut et pourriture
Les réserves de nourriture diminuant à vitesse grand V, la famine finit inévitablement par pointer le bout de son nez. Les biscuits sont infestés de vers et d’excréments de rats… Rats que les matelots chassent et revendent à d’autres membres de l’équipage. Nos hommes commencent à inventer des recettes farfelues : pour augmenter le volume de ce qu’ils avalent et caler l’estomac, ils ajoutent de la sciure à leurs biscuits pourris. Ils finissent carrément par manger le cuir des vergues, ces structures fixées au mât ! Philippe Etchebest en sueur.
Évidemment, les conséquences sont désastreuses. Le scorbut s’invite à la fête. Les bouches de nos marins sont criblées d’abcès qui dégoulinent de pus. Certains ne parviennent plus à se déplacer et d’autres souffrent tellement qu’ils ne peuvent plus rien avaler et finissent par mourir.
Ce cauchemar va durer quatre mois. Quatre longs mois durant lesquels le Pacifique arrache 19 vies à la flotte, soit un dixième de l’équipage. Comme le dit Stefan Zweig : « Les trois navires ne sont plus que des hôpitaux flottants. »
Un repos bien mérité…
Enfin, une terre apparaît au loin… Ce sont les Philippines. Les indigènes, sympas, viennent apporter à nos marins quantité de mets délicieux : bananes, noix de coco, oranges, vin de palme, poulet… Quel soulagement !
Ce n’est pas tout, puisque l’équipage va pour la première fois avoir la confirmation de leurs intuitions. Ils se rendent compte que les indigènes parlent une langue proche de celle d’Henrique, un esclave indonésien que Magellan avait acheté longtemps auparavant, lors d’une expédition dans les Indes, en passant par l’est.
Et ce n’est pas anodin : si Henrique est capable de comprendre certains mots alors qu’il a pris le chemin opposé à celui qui mène à sa patrie d’origine, c’est que la terre ne peut être que ronde ! C’est donc un moment historique, et l’officialisation de la route commerciale vers l’ouest, tant prisée. Magellan met au tapis tous les grands navigateurs de son temps !
L’équipage se repose à nouveau afin de préparer le repas de Pâques. Les jours qui suivent peuvent se résumer par des orgies de bouffe et d’alcool. Nos hommes s’entendent particulièrement bien avec les indigènes, à tel point que ceux-ci vont se convertir au christianisme en voyant le magnifique autel dressé à l’occasion de Pâques.
En voyant cela, Magellan va prendre la pire décision de sa vie…
Hubris fatal
Au lieu de terminer ce voyage en s’orientant vers les Moluques, tout proches, Magellan se met en tête de faire passer les îles environnantes sous pavillon espagnol et de convertir les populations au christianisme. Ils y arrivent après moult négociations et tractations commerciales… Mais une île résiste : l’île de Mactan, avec son chef Lapu-Lapu. Magellan ne peut tolérer cela et lance une expédition militaire contre cet insolent roitelet !
Gorgé d’arrogance, il envoie 60 hommes seulement défier les forces de Lapu-Lapu, qui se chiffrent à environ 1500 guerriers. Pour la faire courte : les Européens, contraints par la configuration des lieux à se battre au corps-à-corps, se font laminer. Et ce qui était jusqu’alors une bataille humiliante tourne au drame…
Magellan se prend une première flèche dans le pied. Sentant que les choses sont en train de tourner au vinaigre, il ordonne de battre en retraite. Mais alors qu’il continue de se battre vaillamment, une seconde flèche le frappe en plein visage. Enragé, il plante sa lance tellement profondément dans le corps de son agresseur qu’il ne parvient pas à la retirer. Il essaie de dégainer son glaive… mais n’y arrive pas : une troisième flèche lui a paralysé le bras droit. Ce qui devait arriver arriva : le voyant ainsi sans défense, les indigènes se jettent sur Magellan et le massacrent à coups de lance et d’épée.
Ainsi, le 27 avril 1521, l’Europe perd un de ses plus grands héros, dans une bagarre idiote qui n’était pas nécessaire. Au total, la flotte perd huit de ses hommes. Humiliation supplémentaire : les indigènes refusent de rendre le corps de Magellan, ce qui en soi mériterait aujourd’hui une déclaration de guerre.
Les derniers instants de Magellan
Cette victoire donnera le goût du sang aux indigènes et ils ne lâcheront pas nos braves marins de sitôt. Un des rois convertis au catholicisme organise une cérémonie solennelle en l’hommage du roi d’Espagne… En réalité, un guet-apens pour massacrer les 27 marins présents à la cérémonie !
Ils prennent en otage Serrão, l’ancien capitaine du Santiago et grand ami de Carvalho, le nouvel amiral de fait… qui prend la décision difficile d’abandonner Serrão à son sort pour ne pas risquer plus de morts. Celui-ci, voyant la flotte s’éloigner, pousse un hurlement de rage et maudit ses compagnons, avant de se faire trancher la gorge par les indigènes, sous le regard dévasté de ses amis…
Quel massacre ! Les marins sont trahis et ils ont perdu l’élite de la flotte, dont Magellan. Mais pas le temps de s’apitoyer sur leur sort : il faut déjà repartir et penser à la prochaine étape…
Direction les Moluques, les îles aux trésors
À ce stade du voyage, après tout ce que la flotte a subi, il n’y a plus assez d’hommes pour diriger trois navires. On prend donc la décision de brûler le Concepción, qui était déjà pratiquement une épave. Sur cinq navires, il ne reste donc plus que le Trinidad et le Victoria.
La flotte ayant perdu ses meilleurs éléments, elle est complètement à la ramasse. Alors qu’ils sont juste à côté des Moluques, ces fameuses îles des épices qu’ils cherchent depuis tout ce temps, nos marins vont zigzaguer pendant 6 mois dans toutes les directions !
Le 8 novembre 1521, ils atteignent enfin les îles promises. Quel soulagement ce dut être, après 27 mois de navigation douloureuse. L’équipage en profite pour se reposer, dans ces îles paradisiaques, et s’attelle à remplir son objectif initial : les indigènes leur donnent toutes les richesses qu’ils convoitaient : clous de girofle, poivre et autres épices qui valent une fortune… mais aussi de la poudre d’or et autres joyaux.
Dernière ligne droite : le retour au bercail
Après plus d’un mois sur place, il faut envisager de faire le chemin retour… Et seul le navire Victoria est assez robuste pour le voyage. Chose à savoir : comme Magellan avait quitté le Portugal pour servir la Couronne d’Espagne, il était recherché depuis tout ce temps par les autorités portugaises, qui l’accusent de haute trahison ; ils ne peuvent donc pas faire escale sur la route ! Le 21 décembre 1521, la flotte, fortement réduite, se donne pour objectif de rejoindre Séville d’un seul trait. Très magellanesque. L’équipage repart donc à l’assaut de l’océan, sous le commandement de Juan Sebastián Elcano !
Réplique du Victoria
Et la malédiction continue : alors qu’ils sont au beau milieu de l’océan Indien, après des semaines de navigation, une odeur bien trop familière remonte du fond de la cale : la viande qu’ils avaient récupérée aux Moluques a pourri. Pas le choix, il faut tout jeter. Le cauchemar du Pacifique recommence : la famine et le scorbut frappent à nouveau et déciment l’équipage. Histoire d’en rajouter une couche, une tempête brise le grand mât du navire. Imaginez un instant les nerfs en titane qu’il faut avoir pour ne pas craquer.
Malgré ces conditions infernales, ces braves hommes ont réussi leur pari : 6 mois plus tard, le 9 juillet, le Victoria s’approche des îles du Cap-Vert, au large de l’Afrique de l’Ouest. Mais là, ce n’est plus possible. Un ou deux jours de plus, et tout le monde sera mort de faim.
La décision est donc prise de débarquer au Cap-Vert. Problème : ces îles sont sous le contrôle des Portugais ! Le dilemme est cornélien : s’ils ne s’arrêtent pas au Cap-Vert, ils y laissent leur peau ; s’ils s’arrêtent, ils iront croupir dans les cachots portugais.
Ils tentent un subterfuge qui marche dans un premier temps : se faire passer pour un navire portugais qui se serait perdu à cause d’une tempête. Les Portugais les aident en leur donnant quantité de provisions… Mais l’opération tourne au drame : au bout d’un moment, la barque chargée de transporter les provisions ne revient pas. Le capitaine comprend ce qu’il se passe : ils se sont fait choper ! Un navire de guerre portugais commence à lever l’ancre pour les empêcher de partir. Le Victoria met littéralement les voiles et s’enfuit le plus vite possible.
Voyant qu’ils ont réussi à semer les Portugais, nos hommes soufflent un bon coup. C’était pas passé loin ! Et soudain : craaaaaac ! Les planches du navire sont en train de lâcher et l’eau s’infiltre. Les jours (et nuits) qui suivent, les membres de l’équipage vont trimer comme jamais. Car en plus des mille tâches habituelles, il faut mettre en place un système de pompe pour que le navire ne coule pas, et ce avec un effectif réduit. Comme l’écrit Elcano lui-même, nos braves marins étaient « fatigués comme jamais hommes ne le furent ».
Alors que le 20 septembre 1519, 265 hommes, répartis sur cinq navires, quittent l’Espagne pour relever le plus grand défi de l’humanité, trois ans plus tard, le 6 septembre 1522 – tenez-vous bien –, ce ne sont que 18 hommes qui reviennent. Le Victoria, qui porte bien son nom, est pratiquement disloqué et tient plus de l’épave que du navire.
Mais l’exploit est officiellement accompli : le premier tour du monde a été réalisé !
Conclusion : le destin tragique de Magellan
L’histoire de Magellan est certes épique mais aussi très cruelle. Le sort s’est véritablement acharné sur lui :
- Les déserteurs du San Antonio, revenus à Séville un an plus tôt, ont accusé Magellan de tous les crimes pour ne pas perdre la face. Ils recevront une décoration… !
- En conséquence, la femme de Magellan, Beatriz, a perdu les aides financières qu’elle recevait de la Couronne espagnole.
- Toute la famille de Magellan, sa femme et leurs deux enfants, meurent peu de temps après. « Sa race s’est éteinte d’un seul coup. »
Mais le pire dans cette histoire, c’est que tout ce qu’aura fait Magellan, tous ces sacrifices, toutes ces souffrances endurées n’auront pratiquement servi à rien : l’Espagne revend les îles découvertes au Portugal et la route que Magellan a établie, cette satanée route que tout le monde cherchait afin de contourner l’Amérique, est trop dangereuse et tombera dans l’oubli.
Que le sort est cruel ! Mais faut-il pour autant en conclure que tout cela n’aura véritablement servi à rien ? Bien au contraire ! Peu importe que d’un point de vue matériel le tour du monde de Magellan n’ait rien apporté. Ce qui compte, c’est l’exploit réalisé. Ce qui compte, c’est qu’un inconnu, un simple matelot qui a commencé en bas de l’échelle, ait surmonté toutes les difficultés et se soit battu jusqu’à son dernier souffle afin de graver son nom dans le marbre.
Comme le dit de manière magistrale Stefan Zweig : « L’exploit de Magellan a prouvé, une fois de plus, qu’une idée animée par le génie et portée par la passion est plus forte que tous les éléments réunis et que toujours un homme, avec sa petite vie périssable, peut faire de ce qui a paru un rêve à des centaines de générations une réalité et une vérité impérissables. »
Puisse l’esprit de Magellan nous animer lors des prochaines conquêtes ! Rendez-vous sur Mars pour la prochaine ?
Monument à Magellan, Punta Arenas, Chili (source)