Aujourd’hui nous vous entraînons dans une véritable énigme à résoudre : nous partirons d’un tableau classique, à priori anodin, presque ennuyeux à vrai dire et que vous avez peut-être déjà vu sans jamais vous douter du terrible secret qu’il renfermait. Pourtant tous les indices, même les plus tragiques, sont visibles, comme nous allons le découvrir ensemble.
Alors sortez votre calepin de détective et un crayon, mettez une bande-son adaptée, prenez surtout une bonne loupe : car nous allons enquêter sur l’étrange cas des époux Arnolfini !
Le lieu du drame
Notre affaire se déroule à Bruges, en 1434. À l’époque, la ville est prospère, commerçante, et est un des centres de la révolution picturale flamande. C’est en effet depuis la Flandre que se diffusèrent dans toute l’Europe, en parallèle avec l’Italie, des avancées techniques et artistiques jamais vues jusqu’alors.
Le principal témoin
Le drame a été méticuleusement reproduit par Jan van Eyck (1390-1441), un des plus grands peintres de la Renaissance, innovateur de génie à qui l’on doit la peinture à l’huile mais aussi les portraits de trois quarts.
Eh oui : si vous vous prenez en selfie aujourd’hui, en tournant légèrement la tête pour mieux vous mettre en valeur, c’est grâce à lui ! Avant, on peignait uniquement de face ou de profil.
La scène
Maintenant que notre affaire est délimitée, jetons un premier coup d’œil au tableau :
Très bien ! Que regardons-nous ?
Sans être expert, il s’agit d’un homme et d’une femme, dans une pièce. Un petit chien est à leurs pieds. Leurs tenues peuvent sembler étranges aujourd’hui, mais c’étaient celles de riches bourgeois du XVᵉ siècle. À priori donc, un portrait banal.
Probablement celui qu’un couple de marchands prospères aurait commandé au peintre le plus en vue de l’époque, comme témoignage de leur succès ?
Pourtant… n’avez-vous pas l’impression que quelque chose cloche ? Comme une certaine gêne…
Sortez votre loupe, c’est ce que nous allons voir !
Les suspects
L’homme d’abord. Entièrement de velours noir, et assez austère… alors que la femme au contraire est vêtue de couleurs vives et le regarde tendrement… Étrange, non ? Sa coiffe à elle est en tout cas celle que portent les jeunes femmes mariées de cette époque.
Ils se tiennent également par la main… mais notez que l’homme donne sa main gauche, alors que, traditionnellement, les mariés se tiennent par la main droite. Hum…
Le chien maintenant. Celui-là est facile. Dans l’imagerie chrétienne classique, le chien représente la fidélité conjugale.
Si vous voyez ce brave toutou dans un tableau, c’est que le couple est uni (ou s’il n’y a qu’un seul protagoniste, qu’il est fidèle à Dieu).
Les indices
Bien, examinons maintenant quelques-uns des objets de cette scène :
En bas à gauche, les patins de l’homme, qui servent à protéger ses chaussures lorsqu’il sort. Mais notez qu’ils sont sales, boueux ! Subtil moyen d’indiquer que le passé du mari est… trouble.
Pour la femme, ce sont des sortes de mules, propres mais mal rangées et de couleur rouge, comme le lit.
À gauche de l’homme, on note deux choses : d’abord c’est de ce côté que vient la lumière. Mais surtout, il y a des fruits : des oranges et des cerises. Peut-être un moyen de montrer la richesse du couple, qui pouvait s’offrir des fruits exotiques dans les Pays-Bas de l’époque. Ou peut-être… Mais nous y reviendrons…
Au plafond, un beau chandelier. Si vous regardez de plus près, vous constaterez qu’une seule bougie est allumée… alors qu’il fait jour ! Ce détail, comme nous le verrons, a une signification capitale. Observez-le bien.
Sur la droite, du côté de la femme, un lit à baldaquin. Tellement rouge… entièrement rouge, même…
Au centre, une patenôtre du côté de l’homme et une balayette du côté de la femme :
En plein milieu, remarquable, un miroir, montrant l’envers de la scène et, autour, de minuscules peintures représentant les dix étapes de la Passion du Christ :
En plus de son importance pour notre enquête, ce miroir est notable parce qu’il s’agit d‘un des tout premiers miroirs, avec son reflet, jamais peints !
Van Eyck semble s’être beaucoup amusé avec cette nouvelle technique, puisque non seulement elle lui permet de montrer l’envers du décor mais également de se représenter lui-même : on aperçoit en effet un personnage supplémentaire, en bleu devant le couple.
Si vous zoomez sur ce miroir, vous remarquerez maintenant un indice troublant : dans le reflet, le couple ne se donne plus la main et le chien a disparu ! Comme si une déchirure avait eu lieu entre la réalité et le reflet… ou autrement dit : entre le passé et le présent !
Découverte macabre
Vous avez maintenant l’essentiel des indices pour vous faire une première idée de ce qui a pu se passer, mais nous allons les observer en détail pour y voir plus clair, comme lorsque, dans les séries policières, l’équipe scientifique analyse les preuves pour découvrir le fin mot de l’histoire. Cinq indices en particulier devraient vous donner la première clef du mystère :
- Les chausses boueuses de l’homme symbolisent un épisode sombre dans sa vie.
- La fenêtre diffusant une douce lumière est de son côté… symbole de vie.
- Le chandelier est primordial : la bougie allumée se situe du côté de l’homme. À l’inverse, sur la droite, les bougies se sont éteintes. Ne reste plus qu’un peu de cire, froide.
Vous commencez à comprendre ?
- Le cadre du miroir est lui aussi essentiel, car les épisodes de la Passion du Christ n’y sont pas disposés au hasard !
En effet, tous les épisodes montrant Jésus vivant sont placés du côté… de l’homme ! Alors que tous ceux le montrant mort sont placés du côté… de la femme.
- Enfin, la tenue sombre de l’homme est de toute évidence une tenue de deuil.
Nous avons notre première clef : notre homme est veuf. Et son épouse, que nous voyons souriante à ses côtés, est en réalité morte. Il s’agit d’une image fantôme, comme une réminiscence, permettant de les réunir une dernière fois.
C’est pour cette raison que se trouve un chapelet à côté de lui et qu’il fait une sorte de bénédiction de la main droite : il prie pour l’âme de la défunte.
Les causes du drame
Mais que s’est-il passé ?! Comment cette pauvre femme est-elle morte ? Meurtre, suicide, maladie… ? Là encore, l’explication est présente dans la peinture !
Déjà, éliminons le suspect habituel : le mari. Il est innocent. Pragmatiquement parce que, étant le commanditaire du tableau, il serait étonnant qu’il se vante ainsi de son crime ! Mais surtout, van Eyck a bien pris soin de disposer juste derrière lui des oranges. Or ce fruit symbolise, dans la tradition chrétienne, la générosité mais aussi l’innocence d’avant le péché originel. L’orange est la preuve que quoi qu’il se soit passé, le mari n’est pas coupable !
Meurtre, suicide, maladie ?
La posture de la femme nous guide vers la terrible réponse :
Elle était enceinte ! Notez que, à l’époque, on représentait souvent les femmes avec une robe rebondie, mais sa main, ici, laisse peu de place au doute.
Et surtout, deux derniers indices, dont nous n’avons pas encore parlé (à moins que vous ne les ayez déjà remarqués), viennent confirmer nos soupçons :
Sur le montant du lit se tient une sainte. On l’identifie grâce à l’animal qui l’accompagne : un dragon. C’est donc Marguerite d’Antioche, protectrice… des femmes enceintes !
Malheureusement sa protection n’a pas été suffisante, comme l’indique la gargouille fatale se trouvant juste au-dessus de la main de la femme, à hauteur de son ventre.
Ajoutez à cette myriade d’indices le lit entièrement rouge… sang, et la triste conclusion s’impose d’elle-même : la pauvre est morte en couches.
Rapport d’enquête
Ce double portrait n’est donc pas un tableau de mariage, ni celui d’un couple heureux, mais la commande d’un veuf souhaitant rendre hommage à la jeune épouse qu’il venait de perdre.
Nous n’avons pas reparlé des cerises, à l’extérieur, ni des cives de verre soufflé au-dessus de la fenêtre qui laissent passer la lumière : ces deux objets représentent le paradis. Le mari se tenant devant, en intermédiaire, on peut interpréter son geste de la main droite comme une prière pour le salut de son épouse.
L’homme endeuillé se nomme Giovanni di Nicolao Arnolfini, un prospère marchand italien qui commerçait en Flandre. Sa femme, Costanza Trenta, est morte avec son enfant, vers 1433, à l’âge de 20 ans.
L’enquête est terminée. Vous pouvez ranger votre loupe et sortir une bouteille de votre digestif préféré. Regardez par la fenêtre : l’heure est à la méditation mélancolique.
Note : le sujet exact de ce tableau est toujours l’objet de vives discussions entre historiens de l’art. Notre article est basé sur l’analyse de Margaret L. Koster, publiée en 2003.
Votre blog est une découverte pour moi aujourd’hui.J’ai pris grand plaisir à lire votre article et je regarderai cette oeuvre différemment maintenant ainsi que les autres œuvres de Jan Van Eyck.
Votre analyse est remarquable.
Merci et au plaisir de vous lire encore.
Génial très instructif.merci pour ce partage.????
Très instructif ! Merci pour cette analyse tout à fait intéressante.
Une analyse très intéressante qui donne une grande profondeur à cette peinture vieille de près de 600 ans