Contrairement aux idées reçues, l’ancien jeu qui nous est arrivé d’Orient diffère en de nombreux points des échecs que nous pratiquons aujourd’hui. En particulier la puissante reine n’existait pas ! À la place, un vizir – conseiller du roi – aux mouvements limités.
L’apparition progressive de la reine, et son évolution vers la pièce la plus importante du plateau, est liée au rôle unique des femmes dans notre civilisation. Cette apparition n’aurait pu avoir lieu nulle part ailleurs qu’en Europe.
Pouvoir, religion, romance… Que vous soyez passionné d’échecs ou simple néophyte, notre enquête vous mènera à travers 1000 ans d’histoire pour comprendre comment cette petite pièce a pu bouleverser tout un continent !
Éléphants, chars, vizir, déplacements aléatoires… Les versions anciennes sont très différentes de nos échecs modernes.
Exit le vizir : place à la reine
La première mention de la reine aux échecs se trouve dans un manuscrit écrit vers l’an mil par le monastère suisse d’Einsiedeln.
Pourquoi le vizir du jeu arabe y est-il devenu une reine ? Probablement grâce à l’influence des deux femmes les plus puissantes du continent : l’impératrice Adélaïde de Bourgogne et sa belle-fille, l’impératrice Théophano, respectivement épouses d’Otton Ier, fondateur du Saint-Empire romain germanique, et d’Otton II, son fils.
À l’inverse des femmes soumises du monde musulman, ces souveraines ont assuré, seules, le commandement de l’Empire après la mort de leur mari. Soutenus financièrement par Adélaïde et Théophano, les moines d’Einsiedeln auraient ainsi rendu hommage à leurs bienfaitrices en les incorporant au jeu le plus populaire de l’époque.
Échiquier dit « de Charlemagne » : plus ancienne représentation connue d’une pièce de reine
(XIe siècle, Musée des médailles à Paris).
Les femmes puissantes jouent aux échecs
Dans les années qui suivent, l’Europe voit fleurir d’autres régentes : Emma, mère de notre petit Louis V ; la duchesse Béatrice de Lorraine ; ou encore Ælfthryth, la première reine d’Angleterre.
Monarques respectées, elles jouaient elles-mêmes aux échecs. Théophano, par exemple, apporte en Allemagne, pour son mariage, un jeu complet. Citons également Aliénor d’Aquitaine, Marie de France, Blanche de Castille, Catherine de Médicis ou encore Élisabeth Ire, qui étaient toutes des joueuses averties.
Anne d’Autriche (1525-1590) en train d’affronter son mari.
Ce changement de nom, de « vizir » en « reine », n’est donc pas qu’esthétique ; il correspond à la réalité du pouvoir féminin au Moyen Âge. Alors que le vizir est le simple exécutant d’un sultan omnipotent, la reine européenne est la fidèle compagne du roi et celle qui veille sur le royaume lorsqu’il est absent. Grâce à la monogamie chrétienne[1], le pouvoir s’équilibre entre époux… du moins en partie.
Otton IV jouant aux échecs avec une femme (début XIVe).
Le culte de la Vierge Marie : la puissance divine rejaillit sur l’échiquier
Car si la reine a fait son apparition sur le plateau, elle est toujours la pièce plus faible (une case en diagonal). Or, à partir du XIIe siècle, le culte marial, la dévotion à la Vierge Marie, prend de l’ampleur. La Vierge acquiert un statut de reine et est célébrée à travers toute l’Europe[2].
Cette omniprésence de Marie se retrouve jusque sur l’échiquier. Dans son best-seller Les Miracles de Nostre Dame (1230), Gautier de Coinci la représente en reine qui affronte le Diable pour le salut de l’âme humaine. Marie bénéficiant de pouvoirs surnaturels, c’est dans ce poème allégorique que, pour la première fois, la reine se déplace dans toutes les directions et de manière illimitée.
Une reine d’échecs sculptée en Vierge à l’enfant (1350).
Il faudra encore deux siècles avant que l’idée de Gautier ne fasse son chemin dans les règles officielles, mais la graine est semée.
Échecs and chill
Pendant ce temps-là, les échecs prennent une tournure coquine en devenant le symbole de la relation amoureuse. Les hommes et les femmes de bonne naissance s’invitent pour des parties où chaque coup les rapproche davantage l’un de l’autre.
Ainsi, Le Livre des échecs amoureux moralisés est un véritable manuel de drague :
La damoiselle attaque avec un pion porteur d’une rose, symbole de beauté. Son jeune adversaire se défend comme il peut mais, vaincu et tremblant, il n’a d’autre choix que de se laisser séduire !
Tristan et Yseut buvant le philtre d’amour tout en jouant aux échecs.
Cette trope se retrouve dans toute la littérature courtoise. Dans les romans de la Table ronde, Lancelot offre un jeu d’échecs magique à Guenièvre. Lorsque celle-ci cocufie Arthur, le poète Gautier commente : « Le roi est échec et mat par sa reine ».
Si les sultans des Mille et Une Nuits décapitent sans hésitation leurs femmes adultères, Arthur, lui, pardonne à Guenièvre. Dans la vraie vie comme sur le plateau, ces deux civilisations n’ont définitivement pas le même rapport aux femmes.
Charles d’Orléans, dont nous avions parlé pour la Saint-Valentin, se lamente de la mort de son épouse en ces termes :
Ma dame prise soudainement
Je suis mat, je le vois clairement
Si je ne fais une nouvelle dame.
Derrière le couple, un oiseau au long bec et un anneau assez large pour le faire passer… Si l’allusion ne suffit pas, observez le manche que caresse le joueur et la posture lascive de la femme… (pièce en ivoire, vers 1300, au Louvre).
On voit qu’échecs et féminité se conjuguent à tous les échelons de la société européenne : du sommet du pouvoir en passant par la vie spirituelle et jusqu’aux relations amoureuses. Les règles archaïques, héritées du monde musulman, sont maintenant prêtes à être modernisées.
Le jeu de la dame enragée
C’est vers 1480 qu’un livre catalan, Les échecs d’amour, donne à la reine les déplacements que nous connaissons aujourd’hui : dans toutes les directions et aussi loin qu’elle le souhaite. Contrairement au poème allégorique de 1230, il s’agit là d’un manuel d’échecs en bonne et due forme, avec description précise d’une partie.
La pièce devient si redoutable que cette nouvelle variante est surnommée « jeu de la dame enragée » ! Elle devient rapidement populaire à travers le continent, l’imprimerie aidant à sa diffusion[3].
Les échecs reflètent alors la valeur de la femme la plus puissante au monde : Isabelle la Catholique. Avec son mari Ferdinand, elle unifie l’Espagne, achève la Reconquista (1492), finance l’expédition de Christophe Colomb qui découvrira les Amériques, et expulse les derniers musulmans de la péninsule (1502). Excusez du peu !
Coïncidence incroyable, les échecs ont littéralement sauvé la vie d’Isabelle et Ferdinand : en 1487, durant le siège de Málaga, un certain Ibrahim al-Gervi tente d’assassiner les souverains espagnols. Mais il confond leur tente à cause d’une partie d’échecs en cours dans la tente voisine ! Rapidement neutralisé, Isabelle le fait découper en morceaux qui sont expédiés par catapulte sur les musulmans assiégés. Échec et mat !
Isabelle la Catholique. Il est conseillé de ne pas l’énerver.
La reine rayonne sur le monde
Sous la triple influence de reines puissantes, du culte de Marie et de la tradition courtoise, le fragile vizir oriental s’est féminisé et a gagné en puissance au contact de notre civilisation.
Ironiquement, le jeu introduit en Occident par les Arabes trouve sa forme définitive lorsqu’une reine espagnole expulse les musulmans. Isabelle la Catholique est alors à l’image de la reine de l’échiquier : toute-puissante.
À la fois compagne royale, symbole divin, objet de désir et conquérante redoutable, la reine est la pièce maîtresse sans qui la victoire est impossible. Elle a émergé au sein d’une culture qui n’a jamais hésité à mettre les femmes en avant.
Ainsi, au cours des siècles, les règles des échecs ont évolué grâce aux femmes européennes, pour devenir le jeu que nous connaissons aujourd’hui.