Notre histoire prend place dans une des plus belles villes qui soit : la Florence du Quattrocento, au milieu de ces artistes de génies, peintres, sculpteurs, poètes et humanistes qui apportèrent à l’Europe émerveillée les premières lueurs de la Renaissance.
Florence et sa cathédrale Santa Maria del Fiore
Fra Filippo Lippi est l’un de ces peintres. En 1460, ses œuvres décorent tous les lieux saints de la région et son style, avec ces figures élancées, dynamiques et raffinées, servira de base pour les peintres de la génération suivante, tel que Botticelli, qui fut d’ailleurs son élève.
Évolution divine
Pour vous donner une idée de l’effervescence artistique de l’époque, voici comment la Vierge était représentée au siècle précédent et, à côté, la version de Fra Filippo Lippi :
À gauche : peinture anonyme du 14ᵉ siècle.
À droite : Vierge à l’enfant (détail) par Fra Filippo Lippi, vers 1465
Un léger progrès, n’est-ce pas ? Un visage si fin, si délicat… Naturellement, notre homme a besoin de jeunes femmes pour lui servir de modèles.
Le moine face à la tentation
Vient la première complication : comme son nom l’indique, Fra Filippo Lippi est frère, un moine donc. Chaste… du moins en théorie.
Vous devinez la seconde complication : il semble que la présence régulière de ces muses lui inspire un comportement fort peu catholique ! Nous n’avons pas le détail de ses aventures mais tout au long de sa riche carrière, Lippi reçoit de fréquents et sévères rappels à l’ordre.
Cependant, jusqu’en 1456, rien d’irrémédiable.
La Tentation du moine, vu par Manara
Une rencontre qui allait tout changer
À cette période, notre artiste fripon est à la recherche d’un nouveau modèle. Un modèle à la hauteur de la perfection divine qu’il doit sans cesse représenter, et c’est alors que son chemin croise celui de la blonde Lucrezia Buti :
« Tondo Bartolini » (détail), de Fra Filippo Lippi, 1452
Que l’on peut admirer également, austère et délicate, sous les traits de Salomé :
Banquet d’Hérode (détail), fresque de Lippi dans la Cathédral de Prato, 1452-1464
C’est le coup de foudre ! Or, contrairement aux précédentes, Lucrezia Buti est nonne, donc intouchable. De plus, son père est un marchand particulièrement respecté à Florence.
Roméo & Juliette au monastère
Durant des mois, Filippo et Lucrezia se retrouvent pour de longues sessions de travail, à se regarder inévitablement les yeux dans les yeux — on imagine la chaleur estivale de Florence ! – pendant que sur les toiles du maître, l’archange Gabriel annonce à Marie le miracle divin.
Annonciation, Fra Filippo Lippi, 1443
Et ce qui devait arriver arriva : durant l’année 1456, notre nonne se retrouve avec un petit Jésus dans la crèche !
L’enlèvement du désespoir
Ce qui aurait été un heureux évènement dans d’autres circonstances est ici un drame, vœu de chasteté oblige. Le pouvoir pontifical du XVᵉ siècle tolère très mal le moindre écart.
Autant dire que la situation est tendue pour notre Fra Filippo Lippi qui, désespéré, met au point un plan tout aussi désespéré : en pleine procession religieuse de la Sacra Cintola, alors que la ville entière se réunit pour célébrer une relique de la Vierge, il enlève Lucrezia Buti et s’enfuit avec !
Le souffle de la faucheuse
Le scandale est immense. Le pape est furieux et la justice florentine s’empare de l’affaire comptant bien le condamner à mort pour corruption de nonne.
Il faut savoir que, quelques années auparavant, Lippi avait déjà failli finir sur l’estrapade (supplice consistant à suspendre le condamné par les bras et… on vous laisse imaginer la suite), à cause d’une sombre histoire d’argent.
Supplice de l’estrapade. On savait s’amuser, à l’époque !
Fra Filippo Lippi sait que, cette fois-ci, les autorités ne lui feront pas de cadeau.
Miracle in-extremis
Mais heureusement, notre moine, qui s’est réfugié dans la ville voisine de Prato, a un ange gardien : Cosme de Médicis. Celui-ci est son principal mécène et surtout le patriarche de ce qui est en train de devenir la plus puissante famille d’Italie.
Pour le sauver de la mort, cet amoureux des arts va jusqu’à Rome demander au pape une grâce exceptionnelle. Pie II lui accorde en 1461 à condition que les coupables renoncent à leur vœux, régularisant ainsi leur situation.
Nos deux tourtereaux, maintenant ex-moine et ex-nonne, sont donc sauvés et peuvent librement poursuivre leur relation, dans tous les sens du terme.
Les fruits du péché
De leur union naissent plusieurs enfants, dont le premier, celui qui faillit les perdre, est représenté ci-dessous à côté de sa mère : c’est le petit ange qui nous regarde en souriant.
Vierge à l’Enfant et deux anges, Fra Filippo Lippi, 1437-1465
Nous avons déjà dit que Fra Filippo Lippi fut le maître de Botticelli. Eh bien Botticelli formera à son tour ce petit garçon ! Il s’appelle Filippino Lippi et deviendra lui aussi l’une des figures majeures de la Renaissance.
À gauche : autoportrait de Filippino Lippi, le fils du péché.
À droite, détails de ses peintures, vers 1495-1497
Les innovations formelles de Filippino Lippi, par ses exaspérations expressives et des tensions passionnées, ouvriront la voie au maniérisme. Certaines critiques n’hésitent pas à le relier aux précurseurs de l’impressionnisme. Autant dire que le monde de l’art doit énormément à cet enlèvement.
Par la suite, le retentissement de cette romance improbable inspira plusieurs peintres, comme Gabriele Castagnola, au XIXᵉ siècle, qui lui consacra toute une série de toiles… particulièrement kitch, il faut bien l’avouer.
Amour ou Foi, Gabriele Castagnola, 1873
Moralité : l’amour triomphe de tout mais, pour les cas les plus complexes, prévoyez quand même un protecteur haut placé !
Drôle et instructif : j’ignorais cet épisode historique et artistique : merci !
Merci pour cette histoire des Lippi
Coup de cœur pour les deux