Certains estiment qu’une époque se juge à la qualité de ses duels.
À côté du combat fondateur de la civilisation européenne, celui opposant le divin Achille au valeureux Hector, il est vrai que les clashs de nos politiciens actuels font plutôt pâle figure.
Mais si l’Antiquité regorge de duels grandioses, tous n’étaient pas du type sanglant. Celui qui nous intéresse aujourd’hui a la particularité d’être le premier duel connu de l’histoire de la peinture. Quant à son dénouement, il réserve quelques surprises…
Que le meilleur gagne
Notre action se passe à Athènes, vers l’an 400 avant Jésus-Christ.
La ville sortait d’une période que nous pourrions qualifier de désagréable : en moins de trente ans, un tiers de sa population avait succombé à la peste et les survivants s’étaient successivement faits poutrer par Sparte, par Syracuse, puis par Sparte qui était revenue pour une seconde couche (les Laconiens sont taquins).
Autant dire que l’ambiance était passablement morose.
Aussi quand les deux plus grands artistes du moment, Zeuxis et Parrhasios, après une nuit de beuverie, se défièrent dans ce qui allait devenir la première battle du genre, les Athéniens s’empressèrent de se rassembler dans l’agora, impatients de se changer les idées avec ce spectacle inédit.
Zeuxis, lui, était inquiet. Il avait beau être sûr de son talent — ses œuvres ornaient la moitié des palais de la Méditerranée — ce jeunot de Parrhasios s’était taillé une solide réputation pour la finesse de son trait, qui apportait un délicat supplément d’âme aux visages de ceux qu’il peignait.
De plus Parrhasios l’avait provoqué un peu trop rapidement à son goût, comme s’il avait déjà prévu le coup. Et lui, comme un abruti, avait accepté sans réfléchir, par orgueil ! Probablement aussi à cause du vin…
Zeuxis cherchant l’inspiration (Tableau d’Angelica Kauffman, 1778)
Le jour de l’affrontement
Quoi qu’il en soit, Zeuxis avait passé les jours suivants à peindre un tableau magnifique, probablement le plus abouti, le plus technique, de toute sa carrière. Et la semaine suivante, à l’heure convenue, c’est précisément ce chef-d’oeuvre, d’une taille moyenne et recouvert d’un drap pour ménager le suspense, qu’il apporta sur la grande place d’Athènes, où la foule rassemblée allait pouvoir les départager.
Parrhasios était déjà arrivé, sa mystérieuse toile posée sur un chevalet. Les deux adversaires se saluèrent amicalement. Le duel pouvait commencer.
Plusieurs milliers de personnes les encerclaient, curieuses de ce que les deux peintres avaient créé. L’ambiance était tendue, et joyeuse. La guerre semblait loin et la ville se consacrait à nouveau à son activité favorite : la recherche du Beau.
Sans plus attendre, Zeuxis dévoila son tableau en premier : c’était une nature morte. Une simple grappe de raisin… mais si détaillée, si admirablement peinte, que les Athéniens ne purent retenir des cris d’admiration. Et c’est alors que quelque chose d’inattendu arriva : comme envoyée des dieux, une mésange se posa près de la toile et s’approcha, essayant vainement de picorer les raisins.
L’oiseau trompé
Zeuxis imaginé par Georg Hiltensperger, 1842
Zeuxis exultait. La Nature elle-même était séduite. Tandis qu’hommes, femmes (et oiseaux !) se pressaient autour de sa création pour mieux l’admirer, il se retourna crânement vers son adversaire :
« Eh bien, Parrhasios !
Qu’attends-tu donc pour soulever le drap de ta peinture, afin que nous puissions comp… »
Un intuition fulgurante le laissa incapable de finir sa phrase. Il s’était approché de son adversaire et… « Par Apollon ! Non, ce n’est pas possible… »
Zeuxis réalisant ce qui était en train de se passer
Le public n’avait pas encore compris et attendait toujours qu’on présente la suite.
Parrhasios sourit au vieux peintre, laissant s’écouler quelques instants pour savourer son triomphe. Puis il lui répliqua, superbe :
« Mais… quel drap ? »
Stupéfaite, la foule fit silence. Zeuxis se pencha en plissant les yeux pour confirmer son intuition : un trompe-l’œil ! Ce fils d’hétaïre avait peint un drap si réaliste, si parfait, que toute la ville s’était fait avoir. Y compris lui, Zeuxis, qui se prétendait le meilleur de tous.
Alors, plutôt que de s’énerver, Zeuxis partit dans un éclat de rire et déclara, beau joueur :
« J’ai trompé un oiseau, tu as trompé un peintre, bravo ! »
Et c’est ainsi que Parrhasios fut reconnu comme le plus grand peintre de l’époque.
Évidemment, Zeuxis resta une référence et d’autres anecdotes nous sont parvenues. La légende veut qu’il soit mort quelques années plus tard… de rire ! après qu’une vieille femme lui a demandé de faire son portrait.
Si aucune de leurs œuvres n’a survécu aux 2400 ans qui les séparent de nous, leurs techniques de trompe-l’œil et de perspectives ont infusé toute la civilisation gréco-romaine avant d’être (re)découvertes et perfectionnées à partir de la Renaissance.
En hommage au duel – Tableau du Flamand Adriaen van der Spelt, 1658
En guise de conclusion
Je laisse à chacun le plaisir de trouver une morale à cette histoire. Personnellement, j’y vois une pulsion pour la perfection (Zeuxis) et pour le dépassement par l’innovation (Parrhasios).
Un instinct tellement ancré chez certains qu’il s’exprime dans tous les domaines depuis la nuit des temps : de la peinture la plus antique à la conquête spatiale… en passant par la vie de tous les jours. Et dans la vôtre, peut-être ?
Fresque botanique de la villa Livia, peinte vers l’an -50, visible à Rome.
Détail d’une fresque en trompe-l’œil (marbre et rideau), au Vatican.