Une civilisation vieillissante ; une main-d’œuvre étrangère ; une économie qui s’effondre ; la population de souche aux abois ; une élite dégénérée ; une guerre apocalyptique…
Ça vous rappelle peut-être Laurent Obertone et sa trilogie Guerilla ? Perdu, il s’agit de Gustave Flaubert et son roman Salammbô !
On vous explique en quoi ce livre ultra-violent, écrit en 1862, est étonnamment prophétique.
« Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. »
(Peinture de Gaston Bussière, 1907)
L’anti Madame Bovary
De nos jours, Gustave Flaubert est surtout connu pour Madame Bovary. Un livre aux évidentes qualités littéraires mais dont, avouons-le, il se dégage un léger parfum de chiantitude propre à détourner les jeunes lecteurs de cet auteur classique.
Ils passeraient alors à côté d’un des romans les plus radicaux et envoûtants jamais écrits.
Car si Flaubert a su relater avec minutie le quotidien ennuyeux d’une petite bourgeoise de province, il a dépeint dans Salammbô l’exact opposé : 300 pages de fureur et de rivières de sang à faire pâlir un scénariste de Game of Thrones.
« Une nuit calme », comme la décrirait notre ministre de l’Intérieur.
(Dessin de Philippe Druillet)
Flaubert reconnaissait d’ailleurs lui-même ce dualisme :
« Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut […] et un autre qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle ».
Carthage avant la ruine
L’intrigue de Salammbô s’inspire de la réalité historique ; elle se déroule près de l’actuelle Tunis, au IIIe siècle avant J.-C. : l’Empire carthaginois vient de perdre sa première guerre contre Rome.
C’est sur cette défaite écrasante que commence le roman, car le pire est encore à venir.
La ville de Carthage, et les premières émeutes.
L’immigration comme choix de société
On comprend dès les premières pages que Carthage a commis une erreur dont elle ne se relèvera pas : plutôt que de recruter son armée parmi ses propres citoyens, comme le fait Rome, elle a décidé de payer des forces étrangères, des mercenaires, pour assurer le sale boulot.
Or la guerre est finie et Carthage se retrouve avec des hordes de barbares belliqueux sur son sol. Ces derniers, maintenant oisifs, contemplent en salivant les luxueux palais de la ville, comme autant d’Apple stores antiques ne demandant qu’à être pillés, et de se demander ce qui les empêche de le faire…
Tant que Carthage leur donne la CAF et Netflix… pardon, des festins et des femmes, tout va bien, mais il suffirait de peu pour que la situation bascule, et c’est justement ce qui arrive.
À Mégara, faubourg de Carthage, on distrait l’occupant comme on peut…
(Peinture d’Antoine Druet, 1894)
Salammbô, bourgeoise woke ?
La Salammbô du titre est une jeune prêtresse de Carthage. Comme nos Parisiennes en trottinette, elle vit entourée d’eunuques et n’a aucune expérience du monde réel. C’est lorsque cette femme magnifique descend parler de vivre-ensemble aux brutes désœuvrées que son geste est mal interprété et enflamme les esprits (les différences culturelles, déjà).
« C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des Dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile. »
(Peinture de Jean-Paul Sinibaldi, 1885)
Tensions ethniques
Les autorités parviennent in extremis à calmer ces travailleurs détachés, en promettant un énième plan banlieue, c’est-à-dire le paiement de leur solde. Mais deux rumeurs se répandent bientôt : la dette du pays serait en réalité colossale et pire : 300 mercenaires, isolés des autres, auraient été carrément lynchés par les Carthaginois moyennement convaincus par le vivre-ensemble.
C’est l’occasion rêvée pour les leaders étrangers, qui proclament les hostilités… ouvertes !
Les petits anges se chamaillent.
(Dessin de Philippe Druillet)
Les Carthaginois se réfugient, tremblants, derrière les hauts murs de leur capitale (plus efficace que le périph’ parisien) et regardent avec angoisse les « difficultés » s’approcher.
Le camp des saints.
(Dessin de Philippe Druillet)
Émeutes, guérilla et autres joyeusetés
À partir d’ici, le roman alterne entre le cheminement initiatique de Salammbô et massacres de masse.
Sans trop en dire, on notera quelques détails récurrents de ces périodes d’effondrements civilisationnels : ultraviolence, destruction des infrastructures énergétiques, figure du traître, lâcheté de la foule, éloge de la force…
Une chose est sûre : si vous aimez les combats titanesques, vous serez servi. Quasi littéralement d’ailleurs, tant Flaubert se fait plaisir en décrivant des éléphants de guerre diablement efficaces.
Figures emblématiques du récit, véritables tanks des temps anciens, ils donnent un avantage militaire et psychologique au camp qui en a la maîtrise :
« Sous les flammes, sous les balles, sous les flèches, ils continuaient… »
(Dessin de Philippe Druillet)
La rage de vaincre, de père en fils
Ces éléphants vous rappelleront peut-être un autre épisode célèbre de l’Antiquité : la traversée des Alpes par Hannibal.
Eh bien ce n’est pas un hasard : l’action de Salammbô se passe quelques années auparavant. Hannibal est le fils du grand général carthaginois Hamilcar, qui tente ici de sauver sa ville en rassemblant l’armée régulière.
Le jeune Hannibal capturant un aigle, scène symbolique décrite dans le roman de Flaubert.
(Statue d’Antoine Bourdelle)
Mais pendant ce temps, dans la ville assiégée, la bourgeoisie sombre dans la folie…
Bienvenue au Wokistan
À notre époque, certains parents stérilisent leur propre enfant au nom de la religion trans, croyant gagner des points de vertu. De même, un des chapitres marquants de Salammbô voit la population de Carthage, désespérée, se tourner vers le plus démoniaque des dieux antiques : Moloch le dévoreur d’enfants.
Et celui-ci de réclamer son terrible tribut…
« Ainsi Moloch possédait Carthage ; il étreignait les remparts, il se roulait dans les rues, il dévorait jusqu’aux cadavres. »
(Dessin de Philippe Druillet)
Cela sera-t-il suffisant ? Carthage parviendra-t-elle à repousser les barbares qu’elle a elle-même invités sur son sol ? La vieille civilisation survivra-t-elle à cette épreuve ?
Et comment imaginer un futur lorsqu’on est capable de sacrifier la chair de sa chair ?
Une des no-go zones décrites par Flaubert : le bien nommé « Défilé de la hache ».
Évitez d’y passer les samedis soir…
(Peinture de Paul Buffet, 1894)
Le spectre de la barbarie
Contrairement à Madame Bovary, Salammbô a été, dès sa publication en 1862, un immense succès aussi bien commercial que critique. Victor Hugo, Jules Michelet, George Sand ont loué ses mérites, tandis que de nombreux peintres et sculpteurs y puisèrent leur inspiration.
Ce n’est guère étonnant : le roman résonnait particulièrement auprès de ceux ayant connu les révolutions et les guerres sanglantes de la France du XIXe siècle.
Que dire alors pour ceux qui vivent dans la France du XXIe siècle ? Flaubert décrit des situations d’effondrement qui interrogeront ceux voyant d’un œil inquiet les bouleversements de notre siècle. Des descriptions que l’on retrouve, certes sous des formes différentes, dans les romans Guerilla d’Obertone qui passionnent la droite. Et pour cause : le spectre de la barbarie n’est jamais très loin.
Comme tous les grands classiques, Salammbô est intemporel. Nous vous en conseillons vivement la lecture !
Salammbô, statue de Maurice Ferrary (1899)