Début du IXᵉ siècle : un ambassadeur franc fut député à Constantinople auprès de l’empereur byzantin, Nicéphore, pour régler des questions diplomatiques. Son nom est inconnu, mais nous le nommerons pour l’occasion Liutprand – ça transpire de germanité carolingienne.
La provocation de l’empereur byzantin
Après s’être enquis des nouvelles de la famille et des projets de mariage, l’empereur byzantin demanda à Liutprand comment se portaient les affaires politiques de Charlemagne. Liutprand répond que le business franc va très bien : le calife Haroun al-Rachid a offert à Charlemagne ses hommages et un éléphant (tu parles d’un cadeau, on ne sait pas où le ranger et il ne rentre pas dans l’écurie), l’armée royale a roulé sur les Avars, le commerce des harengs de Frise est en plein essor, bref tout va bien, à part ces casse-burnes de Saxons qui continuent d’éviscérer des curetons et de brûler les récoltes.
L’empereur fit alors une réponse qui stupéfia Liutprand : « Si Charles n’arrive pas à s’occuper de ces glands, moi je te le donne ce royaume si tu veux ! ». Liutprand, après avoir remis les présents diplomatiques et les messages destinés aux aristocrates grecs, prit le chemin du retour, ignorant toujours à son retour au pays s’il devait être déçu ou choqué de la réponse du basileus.
Quand Liutprand rapporta à Charlemagne la moquerie de Nicéphore, le monarque franc dit ironiquement : « Il aurait mieux fait de t’offrir une paire de godasses que les terres saxonnes, toi qui as fait si long voyage ! »
Charlemagne reçoit le compte-rendu de la visite.
Mais l’histoire ne s’arrêta pas là.
Invité à dîner chez l’empereur, ça tourne mal
Liutprand revint à Constantinople quelque temps après, chargé à nouveau par le roi des Francs d’une ambassade. Il arriva en Grèce pendant l’automne, avec ses compagnons. Tous logèrent séparément ; quant à lui, on le plaça chez un évêque, le temps que l’empereur puisse recevoir l’ambassade franque. Cet évêque, sans cesse en oraison et en jeûne, laissa presque mourir de faim Liutprand. Lorsqu’enfin l’empereur reçut, quelques mois après, le messager franc, il lui demanda ce qu’il pensait de l’évêque :
« Il est, répondit Liutprand en soupirant profondément, aussi parfaitement saint qu’on peut l’être sans connaître Dieu.
— Comment donc, reprit l’empereur étonné, quelqu’un peut-il être saint sans le secours de Dieu ?
— Il est écrit, répliqua cet ambassadeur : Dieu est charité, et ce prélat n’en a aucune. »
Pour se faire pardonner cette déconvenue, l’empereur invita donc Liutprand à dîner avec lui, et le plaça à sa table parmi les grands de sa cour.
Banquet nuptial. BNF, Ms. Grec 1128 (XIVe siècle), fol. 49r.
C’était une loi établie parmi les Grecs qu’à la table du prince, nul ne devait retourner le corps d’aucun des animaux qu’on y servait ; il fallait manger la partie supérieure, telle qu’elle était placée. Un poisson de rivière, garni de divers assaisonnements, fut apporté dans un plat. Liutprand, naïf, candide et tout à fait ignorant de l’usage du pays, retourna ce poisson sur le côté inférieur : mal lui en prit. Immédiatement les courtisans se scandalisèrent autour de Liutprand, qui ne comprenait décidément rien à ce qui était en train de se passer.
« Ainsi donc, seigneur, on vous traite aujourd’hui avec une irrévérence qu’on n’a jamais montrée à aucun de vos ancêtres. »
Nicéphore, se tournant vers Liutprand, prit son courage à deux mains pour lui annoncer qu’il allait devoir le mettre à mort pour crime de lèse-majesté :
« Je ne puis refuser à mes grands de te livrer sur-le-champ à la mort ; mais demande-moi une chose, et je le ferai. »
Silence de mort dans la salle. Liutprand prit son temps, non seulement pour encaisser la nouvelle, mais surtout trouver une échappatoire à sa condamnation : Liutprand en effet, pour être à sa façon fort ingénu, n’en était pas moins chafouin. Le sourire qu’il eut aux lèvres avant de se prononcer jeta la confusion parmi l’assemblée :
« Je vous conjure, seigneur, de m’accorder, suivant votre promesse, une légère faveur.
— Demande ce que tu voudras, répliqua le prince, et tu l’obtiendras, à l’exception cependant de la vie, que je ne puis te donner contre la loi formelle des Grecs.
— Prêt à mourir, reprit l’envoyé d’un ton faussement grave, je ne requiers qu’une seule grâce : que tous ceux qui m’ont vu retourner le poisson soient privés de la vue.
L’empereur, frappé d’étonnement à cette prière, jura par le Christ qu’il n’avait pas vu le fait, et avait prononcé d’après le rapport des autres. La reine, à son tour, attesta la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu, qu’elle non plus n’avait rien vu ; ensuite les grands, les uns après les autres, s’efforçant de se soustraire au péril qui les menaçait, prirent à témoin, celui-ci le porte-clefs du ciel, celui-là le docteur des nations, les autres toutes les puissances angéliques et la foule des saints, et firent la même déclaration avec les plus terribles serments. Le sage Franc, ayant ainsi humilié l’orgueilleuse Grèce sur son propre terrain, revint dans sa patrie sain et sauf, et triomphant.
Moralité : respectez bien les coutumes et traditions locales… sinon, vous devrez compter sur votre astuce et votre intelligence pour vous en sortir.
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François – L’Armarium
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Source : Notker le Bègue, Gesta Karoli Magni, Livre II.