Lorsque l’on vous parle du Portugal, qu’est-ce qui vous vient en tête ? La plage, les assiettes de morue… Cristiano Ronaldo ? Le Portugal compte aujourd’hui parmi les « petites » nations, discrètes et sans histoires, objet de moqueries quant à ses ressortissants prétendument poilus et passionnés de BTP.
Et pourtant, cet actuel paradis à boomers était autrefois LA puissance maritime la plus crainte et la plus admirée de son époque. Et cela, le Portugal le doit à ses grands explorateurs, véritables Chads avant l’heure. Inspirés par l’ouvrage Magellan, de Stefan Zweig, nous avons souhaité rendre les honneurs qui sont dus à l’un des plus admirables d’entre eux : Fernão de Magalhães, alias Magellan, dont l’expédition est la première à avoir fait le tour du monde.
Fernão de Magalhães, alias Magellan
L’aube d’un nouveau monde
Nous sommes dans la seconde moitié du XVe siècle. Le Portugal est une nation jeune, débordante d’énergie, dont le seul désir est de se libérer de ses contraintes géographiques. Cerné par son voisin espagnol et par une mer réputée infinie, le Portugal est en effet coincé aux confins de l’Europe.
Mais l’optimisme est de mise : le pays vient de bouter l’envahisseur maure hors de ses terres et les Portugais ont soif d’aventures et de conquête. L’immensité de l’océan Atlantique est à la fois source de peurs, de fantasmes et d’excitation.
Il faut bien comprendre que les hommes d’antan avaient une perception bien différente du monde. Les cartes étaient imparfaites, voire fantasques, et les mythes hérités de l’Antiquité et du Moyen Âge avaient la peau dure :
- Il était ainsi de notoriété publique que l’Afrique était collée à la terra australis, l’Antarctique de l’époque.
- Un autre mythe voulait qu’au-delà du cap « Non » (sud du Maroc), la mer se mettait à bouillir, l’air prenait feu et les malheureux qui osaient pénétrer ces territoires maudits se transformaient en… Noirs !
Cette incertitude ne fait qu’attiser la passion des Portugais. L’idée de découvrir de nouvelles routes commerciales vers l’Orient captive l’esprit de nombreux marchands et explorateurs. Et pour cause : l’époque de Magellan se caractérise par un enthousiasme prononcé pour le commerce des épices. Celles-ci avaient une valeur telle qu’il eût été préférable de laisser mourir des hommes plutôt que de perdre un seul navire chargé d’épices !
Il y a une fortune sur cette peinture.
Paolo Barbieri, La boutique d’épices, 1637
Aussi, motivés par l’aventure et poussés par l’appât du gain, les hommes se libèrent petit à petit des peurs du passé, et partent à la découverte du monde. En l’espace de quelques décennies, le Portugal enchaîne les exploits dans les Indes, en Afrique, ainsi qu’en Amérique du Sud. Le pays est dans une phase ascendante, à tel point qu’il est alors vu comme le centre de l’Europe, et donc du monde :
« Comme la Grèce au temps de Périclès, l’Angleterre sous Élisabeth, la France sous Napoléon, ce peuple réalise son idée profonde sous une forme universelle et la met en évidence aux yeux du monde. Pendant une heure de l’histoire du monde, le Portugal est la première nation de l’Europe, le guide de l’humanité ! »
Mais qui est Magellan ?
C’est donc dans ce contexte énergisant qu’évolue Magellan, alors membre de la marine royale.
Issu de la petite noblesse, fervent catholique, ce Portugais trapu et taciturne, caractériel et peu loquace, était à l’image de nombreux grands hommes : insupportable. Il aurait pu se contenter de flâner auprès de la cour du roi Manoel mais les mondanités le répugnaient. Magellan était avant tout un aventurier. Il ne jurait que par la mer et ses dangers.
Les nombreuses aventures auxquelles Magellan a participé, dans les Indes ou encore contre des pirates maures au Maroc, auront fait de lui une véritable machine. Aguerri par des années de navigation, il est un homme complet et polyvalent :
« Il apprend tout et devient en même temps soldat, marin, marchand, psychologue, géographe, océanographe et astronome. […] Dix années d’expérience l’ont formé à toutes les techniques militaires, il s’entend à manier l’épée et l’arquebuse, la boussole et le gouvernail, à larguer la voile et à tirer le canon. »
Son courage s’est notamment illustré en 1509, lors d’une expédition en Malaisie, où il a risqué sa vie pour sauver un de ses frères d’armes. Alors que les Portugais tentaient de s’emparer par la ruse du détroit de Malacca, en se faisant passer pour de simples marchands, le sultan de la ville les a pris à leur propre jeu. Au cours de ce qui ressemble à une banale tractation commerciale, le sultan ordonne à ses soldats d’attaquer vicieusement les Portugais, qui ne se doutent de rien.
La plupart sont massacrés, l’un des seuls véritables amis de Magellan parvient à gagner le rivage… mais il est blessé et encerclé ! Alors que son ami est sur le point de se faire éviscérer par les Malais, Magellan tente le tout pour le tout : « A coups d’épée il réussit à le tirer des griffes de ses adversaires, dix fois supérieurs en nombre, puis l’entraîne dans son canot, l’arrachant ainsi à une mort certaine. » Bref : le pote sur qui on est content de pouvoir compter.
Faire le tour du monde… sur un malentendu
Le commerce des précieuses épices nécessitait de passer par la route des Indes vers l’est, en contournant l’Afrique. Or, l’islam entendait bien en profiter pour financer ses projets et taxait lourdement les navires chrétiens, quand il ne les empêchait pas de naviguer. Tout cela augmentait significativement le coût final des épices. Il fallait donc trouver un autre passage, libre de l’hégémonie islamique.
En noir, la route de l’époque, contrôlée par les musulmans.
Source Nuno Tavares / Wikipédia
Vous leur direz : « Il suffit de contourner l’Amérique par l’extrême sud, entre la pointe du continent et l’Antarctique ». Mais à l’époque, on ne se doutait pas que c’était possible ! Pour ce qu’on en savait, l’Amérique était un mur allant du pôle Nord au pôle Sud. Existait-il un passage pour rejoindre ces fameuses îles des épices, les Moluques (est de l’Indonésie) ?
Par où passer ? (source)
Or, ce passage, tous ont essayé de le trouver. Tous les grands navigateurs se sont cassé les dents contre cette barrière infranchissable que représentait alors l’Amérique ! Mais il en faut plus pour intimider Magellan. Il a déniché une carte mystérieuse dans les archives secrètes du roi du Portugal : elle comporte LE passage légendaire que les marins cherchent tous. Le cœur de Magellan bat la chamade alors qu’il contemple cette découverte, son esprit s’emplissant d’images de vastes terres inexplorées et de la gloire qu’il en tirera.
Cependant, avant de poursuivre l’histoire, nous allons vous révéler ce que Magellan lui-même ignore encore. En réalité, cette carte est fausse ! Elle repose sur des témoignages de marins portugais qui n’ont découvert rien d’autre qu’un large golfe. Repoussés par une violente tempête, ils n’ont pas pu l’explorer de fond en comble et ont ainsi supposé qu’il s’agissait probablement du fameux passage.
C’est donc sur la base d’une erreur que Magellan affirme : « Il existe un passage conduisant de l’océan Atlantique à l’océan Indien. Je le connais, je sais l’endroit exact où il se trouve. Donnez-moi une flotte et je vous le montrerai et je ferai le tour de la terre en allant de l’est à l’ouest. »
Comment préparer un tour du monde ?
Après s’être pris un vent par le roi du Portugal, qui n’avait que mépris pour le navigateur, Magellan part en Espagne pour Séville, où il rencontre Charles Quint, alors Charles Ier, afin de le convaincre de lui accorder une flotte. Celui-ci, enthousiasmé par la proposition du Portugais, accepte et met la totalité des fonctionnaires de la Couronne au service de Magellan. Il lui accorde même le titre de chevalier de l’ordre de Santiago – rien que ça !
Cette entrée en matière triomphale laissera des traces ; cette soudaine promotion suscite la méfiance et l’amertume d’officiers espagnols qui se voient mal obéir à un émigré portugais. Magellan ne le sait pas encore, mais le ciel s’assombrit déjà…
Ainsi validé par le big boss, Magellan s’attelle à trouver son équipage et à préparer les navires : environ 265 hommes répartis sur cinq navires : le Trinidad, le San Antonio, le Concepción, le Victoria, ainsi que le Santiago – fait important pour la suite du récit : à part le Trinidad, piloté par Magellan, et le Santiago, les autres navires sont dirigés par des Espagnols…
Réplique du Victoria ; parmi les cinq navires, trois sont encore plus gros !
Personne, pas même Magellan, ne sait combien de temps le voyage durera. Les cargaisons sont donc impressionnantes :
- 21 380 livres de biscuits
- 5 700 livres de porc salé
- 200 tonneaux de sardines
- 984 fromages
- 450 cordons d’ail et d’oignons
- 1 512 livres de miel
- 3 200 livres de raisins secs et d’amandes
- 7 vaches vivantes
- 417 outres et 253 tonneaux de vin
- 40 charretées de bois
- Des milliers d’hameçons
- 89 petites lanternes
- 400 livres de chandelles (sans compter les cierges pour la messe)
- 58 canons
- 7 longues falconettes (pièces d’artillerie)
- 3 mortiers lourds
- 1 000 lances
- 200 piques
- 200 boucliers
Devant l’inconnu, il fallait TOUT prévoir en double ou triple exemplaire : ancres, cordages, troncs d’arbres pour remplacer les mâts, toile pour les voiles… Sans oublier les mille et une babioles dont raffolent les indigènes et qui serviront au troc : clochettes, couteaux, miroirs, mouchoirs colorés, etc. La liste est sans fin.
Tout cela vaut pour les préparations matérielles… En parallèle se trament les préparations stratégiques. Et que serait un récit d’aventure sans son lot de machinations ? Alors qu’il avait repoussé Magellan comme un malpropre, Manoel, le roi du Portugal, éprouve de violents remords. Et si c’était son rival espagnol qui touchait ce véritable pactole que sont les Moluques ?
Aussi, il charge un ambassadeur de faire avorter l’expédition. Tentatives de persuasion auprès de Charles Quint, propositions alléchantes faites à Magellan pour qu’il cesse ses activités… la diplomatie portugaise ira jusqu’à fomenter une émeute sur le port de Séville en chauffant la foule espagnole contre le commandant portugais !
Rien à faire : la perfidie de Manoel ne peut que s’écraser contre la résolution de Charles Quint. Celui-ci prendra la défense de Magellan et punira les émeutiers.
Imaginez la galère ! Vous devez préparer une expédition maritime dans l’inconnu : convaincre un roi, trouver des centaines de gens prêts à vous suivre jusqu’au bout du monde, retaper cinq navires, les blinder de cargaisons en quantités astronomiques… et vous devez en plus gérer l’hostilité d’agents étrangers qui veulent vous voir échouer ! Magellan est sur tous les fronts, et c’est en cela qu’il est un véritable chef : « La somme des obstacles qu’un homme surmonte en pareil cas donne toujours la mesure véritable, exacte, de l’œuvre et de celui qui l’a accomplie. »
En route ! Le grand départ
Les préparatifs sont terminés. Magellan a rédigé son testament. Après avoir prêté fidélité à Dieu et à la Couronne dans l’église de Santa Maria de la Victoria, à Séville, il embrasse une dernière fois sa femme et son enfant. Les navires lèvent l’ancre et descendent le Guadalquivir, ce fleuve du sud de l’Espagne.
Grand moment de l’Histoire : le mardi 20 septembre 1519, la flotte gagne la mer et hisse les voiles. Les canons tonnent, comme pour saluer une dernière fois la terre, qui disparaît peu à peu. Magellan a alors 39 ans. Ce jour-là, ils ne le savent pas, mais ces 265 hommes ont initié l’un des plus grands exploits jamais réalisés. Parmi eux, de nombreux Espagnols, mais aussi des Portugais, des Français, des Italiens, des Grecs, des Anglais, des Allemands, donnant ainsi au voyage une dimension pleinement européenne.
À l’eau !
Mais à peine le voyage commencé que l’horizon s’obscurcit déjà.
Magellan impose à sa flotte une discipline froide. Même les capitaines expérimentés sont traités avec dédain. Tous les soirs ils doivent se présenter à l’amiral portugais et le saluer par la même formule, avant de recevoir leurs ordres pour la nuit. En dehors de cela, Magellan ne communique avec personne. Il estime qu’il n’a aucun compte à rendre, même quand il décide de changer d’itinéraire en cours de route !
Car en effet, au lieu de se diriger directement vers le Brésil, comme cela était prévu, Magellan ordonne de continuer à longer l’Afrique. Cette décision ne manquera pas de semer le doute dans l’équipage, notamment parmi les capitaines. L’un d’eux, Juan de Cartagena, demandera des explications à Magellan, qui lui répond que « personne n’a d’explications à lui demander et que tous doivent lui obéir purement et simplement »… On a vu meilleurs diplomates.
Pourquoi une telle agressivité ? Certes, Magellan n’a jamais été quelqu’un de très sociable, mais en fin navigateur, il sait qu’il est dans l’intérêt de l’expédition que tout le monde s’entende. Or Magellan a reçu une terrible nouvelle ! Après une brève escale aux îles Canaries, il reçoit, au moment de lever l’ancre, une lettre de son beau-père, l’informant qu’un pacte a été conclu entre les capitaines espagnols afin qu‘ils se mutinent au cours du voyage !
Magellan l’a bien compris : les tempêtes ne seront pas les seuls obstacles sur son chemin…
Découvrir la suite des mésaventures de Magellan dans notre second article : froid hivernal terrible, mutinerie sanglante, batailles avec des indigènes… Vous n’êtes pas prêts !
Note : toutes les citations sont extraites du récit de voyage Magellan, de Stefan Zweig.